Jan Fabre – Homo Faber

Si chacun peut souscrire à l’affirmation que Jan Fabre est l’un de nos artistes les plus importants, la nature précise de cette importance n’est pas évidente pour autant. Et la connexion entre la multiplicité de ses activités ne l’est guère plus. Fabre est-il un plasticien qui crée du théâtre, de la danse et de l’opéra ? Ou est-il un créateur de spectacles qui dessine, sculpte, filme et conçoit des installations ? Quelle est sa prépondérance en tant qu’auteur, que chorégraphe… ? L’exposition au M HKA a pour ambition de générer une perspective nouvelle, à travers laquelle l’œuvre de Jan Fabre peut être revisitée.
Comment s’est créée l’image de Jan Fabre ? Fabre s’est catapulté sur le devant de la scène internationale en 1982 avec son spectacle C’est du théâtre comme il était à espérer et à prévoir. Deux ans plus tard, il confirme sa renommée récente avec Le pouvoir des folies théâtrales. Parallèlement, il acquiert une notoriété en tant que plasticien et les portes de galeries et de musées prestigieux s’ouvrent à lui.
Son œuvre théâtrale et son œuvre plastique ultérieure ont été abondamment étudiées. Néanmoins, et en dépit des multiples publications de monographies étayées d’essais, les œuvres de ses débuts sont restées dans l’ombre. Pire, le système qui régit les arts plastiques les a occultées. Quel prestige peut-on tirer de la mention d’expositions solos dans des galeries marchandes, telles que The Curiosity House où Fabre a exposé à trois reprises, ou d’initiatives personnelles dans un hangar du Kempisch dok ? De même, ses premières performances – phagocytées pour son œuvre théâtrale où leur énergie se perpétue – paraissent tout aussi difficiles à intégrer dans la biographie et le récit de genèse de l’œuvre ?
De temps à autre, quelques œuvres anciennes sont mises en exergue, comme Theezakjeskamer (1978 – chambre de sachets de thé) à Watou, la série de 8 mm kortfilmpjes (1980-1982 – courts métrages en 8 mm) pour une édition du VMHK à Gand (les Amis du Musée d’Art Contemporain), le Neuslaboratorium (1978-1979 – le laboratoire nez) dans le jardin de ses parents ou Wetskamer (1979 – chambre de loi) et Wetskelder (1979 – cave de loi) avec leurs bocaux de macération à la Fondation Claudine et Jean-Marc Salomon et au MAMAC à Nice. L’exposition récente au Parlement flamand, qui montre quatre-vingts modèles de pensée et boîtes à images, a permis de redécouvrir l’ampleur de l’œuvre plastique de Fabre, mais la vision globale n’a jamais été mise à jour. Si le parcours scénique du Fabre créateur de théâtre a été interprété dans son ensemble, l’attention portée à l’œuvre du plasticien Fabre s’est généralement limitée à ses réalisations récentes et plus particulièrement aux sculptures monumentales comme Searching for Utopia (la tortue géante en bronze), le château Tivoli, Heaven of Delight au Palais Royal à Bruxelles, Totem à Louvain (l’aiguille gigantesque qui transperce un scarabée) et d’autres installations de scarabées luisants.
Les dix premières années d’une activité artistique impressionnante mais pauvrement documentée sont littéralement passées à la trappe. Récemment, ces archives ont été partiellement classées. Ainsi, l’image du théâtre, de la danse et de l’opéra s’est construite séparément de celle des dessins, des sculptures, des films et des installations. Elles paraissent difficilement conciliables, bien qu’une indexation dans ce sens soit parfaitement réalisable. Elle servira d’ailleurs à la conception du livre publié par le Fonds Mercator à l’occasion de cette exposition. Une telle catégorisation pourrait cependant faire obstacle au concept de Fabre : elle pourrait susciter une approche et une interprétation de ses œuvres en tant que produits indépendants.
Le M HKA estime que l’importance et la particularité de l’œuvre de Fabre résident précisément dans sa mobilité perpétuelle. Dans ce contexte, les choses peuvent avoir un statut très différent en soi, même si elles ressemblent à des « œuvres d’art ». Elles peuvent adopter la forme de vestiges d’action (les dessins de sang), d’instruments (les paillassons recouvrant des ciseaux) ou en former le cadre (le film The Problem, 2001). Une exposition peut donner lieu à la création d’une série de grandes sculptures avec la même dextérité que la réalisation de petites esquisses… un dérivé concis de pensées complexes… Une production imposante peut véhiculer une idée aphoristique et ne représenter artistiquement qu’une étincelle, tandis qu’un dessin modeste peut englober un univers. Le « faire » peut être la résultante d’une potentialité, comme l’est le château Tivoli (1990), ou une pensée agissante, comme le sont nombre de performances.
Le M HKA et Jan Fabre ont donc cherché ensemble un mode de présentation qui permette l’expression de cet aspect en se concentrant sur les images qui ne sont pas devenues des œuvres d’art mais qui sont toutefois de l’art, sur la documentation en tant que seul accès subsistant aux actions, sur le son et sur des bribes de textes. On pourrait dire que le M HKA considère Fabre comme un artiste de « l’Œuvre », un artiste dont l’ensemble de la production forme une entité unique et cohérente. Les œuvres individuelles, dans leur mise en rapport actuelle avec des chefs-d’œuvre de l’art ancien au KMSKA, puisent leur énergie et leur cohérence dans ce mouvement plus ample et ses multiples synergies. C’est parce que Jan Fabre est un « homo faber », un homme qui « fabrique », que le titre fait référence à l’une de ses premières expositions : Homo Fabere (1981).
L’art de Fabre est performatif : il émerge de l’action et il la stimule. Cette approche suspend la dichotomie apparente entre le créateur de théâtre et le plasticien. La particularité de Fabre se situe précisément dans cette intégralité et ne se révèle qu’après une approche plus attentive de sa pratique artistique du début, celle d’avant C’est du théâtre… On y retrouve la même diversité que par la suite, mais appliquée au champ de ce qui est classiquement perçu comme de l’art plastique. Au cours de cette période, l’art en action est d’ores et déjà la norme. Ce n’est pas la scène théâtrale qui octroie à Fabre sa première renommée internationale, mais celle de la performance dans les institutions De Appel à Amsterdam, le CAIRN à Paris ou le Franklin Furnace à New York. Dans son ouvrage récent sur l’ICC, Johan Pas affirme à juste titre que l’absence de Fabre restera l’une des grandes lacunes de la programmation de ce centre d’art.
À cette époque et parallèlement à ces performances, Fabre développe des œuvres que l’on peut qualifier d’installations bien qu’elles soient indissociables des performances. Dernièrement, à l’occasion d’une exposition de week-end au M HKA, Fabre a montré une série semblable, les œuvres de viande : des sculptures en steak tartare autrefois exposées chez un boucher de la rue Boerhaave, des œuvres en viande moulue sur des pages du Wall Street Journal présentées à la Galerie Blanco en 1980, ainsi qu’une robe et un complet de viande et d’autres œuvres composées de bifteck.
Objecten om in te breken en te vechten (1978 - outils d’effraction et de combat), qui ouvre l’exposition – une installation montrée lors de la première exposition de Fabre à la Curiosity House – plante la rue comme cadre de référence. Ce qui reflétait d’ailleurs la réalité car la galerie était située en face d’un café de sympathisants du VMO . La pièce de monnaie perforée JFK est une version spatiale de l’installation-performance It Is Kill Or Cure (1982) au Franklin Furnace à New York, où Fabre s’offrait en cible. Si des installations telles que De lente komt eraan (1979 – le printemps arrive, une installation composée de préservatifs remplis de pommes de terre et d’oignons germés) ou Moving Obsessions Giving Light (une nouvelle version de l’exposition au Artspace à Washington en 1981, composée d’armoires et de chaises avec des bougies allumées posées sur les coins) demeurent littéralement en mouvement, elles transforment également le spectateur en acteur, au même titre que Vliegenvangerskamer (1979 – chambre attrape-mouches).
Au-delà des installations reconstituées, cette exposition présente une documentation riche et variée qui s’y rattache : des films 8 mm et des cassettes documentaires d’anciennes performances, dont l’enregistrement fraîchement restauré de la légendaire Ilad of the Bic-Art exécutée en 1980 au centre d’art De Appel à Amsterdam ; divers textes, dont des paroles de chansons du groupe de cold wave M-Bryo & DMT que Fabre et un ami ont composées et enregistrées à l’aide d’un synthétiseur ; des objets ou des éléments d’installations tels que des paillassons recouvrant des ciseaux pour conjurer le mauvais sort, des photos documentaires de performances ainsi que des photos les illustrant, comme celle où l’on voit Fabre grimé en Arabe pour l’affiche du spectacle De Prins-Arabier uit de Sprookjes van Duizend en één Nachten (1978), ou celle des escargots tricolores sur la peau de Fabre lors de Window Performance en 1977. Qu’ils soient grands ou petits, les gestes sont équivalents chez Fabre et ils appartiennent à une même démarche.
Malgré l’abondance d’œuvres importantes de ses débuts, qui n’ont plus été montrées depuis une vingtaine d’années, et malgré la profusion de documentation rendue accessible récemment, il ne s’agit pas d’une « exposition rétrospective des œuvres de jeunesse de Fabre ». Le surprenant « Fabre vintage » qui apparaît tout au long de l’exposition est mis en espace avec ses œuvres de la collection permanente du M HKA. Le personnage recouvert de punaises Ik, aan het dromen (1978 – moi, en train de rêver), l’ange du Mur de la montée des anges (1993), les merveilleuses séries de dessins, les fameuses sculptures d’insectes Fantasie-Insecten-Sculpturen (1979) promenant leur histoire en miniature… tous sont au rendez-vous, mais dans une disposition différente qu’à l’accoutumée.
L’analyse des œuvres de jeunesse est un instrument qui a permis d’approcher son actualité à travers une perspective plus exacte. Les performances radicales que la documentation permet de redécouvrir ne sont que le symbole d’une activité artistique plus vaste, qui était et qui est encore intégralement performative. Une catégorisation des disciplines – et Dieu sait si Fabre en a pratiqué et continue à en pratiquer plusieurs – n’a d’intérêt que pour des ouvrages dont les réflexions fragmentées contribuent à de nouvelles visions, dont la principale pourrait toutefois être la suivante : l’œuvre de Fabre est chaudron où bouillonnent en permanence des pensées, des mots, des images et des kyrielles de potentialités qui se transforment en actions, s’étoffent, deviennent des œuvres pour ensuite continuer à serpenter.